Entretien avec M. driss Kettani, ingénieur d’État et ancien ambassadeur de Sa Majesté auprès de l’État du Koweït, sur les relations maroco-koweïtiennes.
Question : Vous avez été nommé ambassadeur de Sa Majesté au Koweït à la fin de l’année 1996. Pourriez-vous nous parler du niveau et de la nature des relations entre les deux pays ainsi que des résultats de votre expérience personnelle dans ce pays frère ?
Réponse : Avant de parler des relations maroco-koweïtiennes, je souhaite adresser mes vœux de rétablissement à Son Altesse l’Émir, Sheikh Sabah, actuellement en convalescence aux États-Unis, en lui souhaitant une pleine guérison, une bonne santé et une longue vie.
Ensuite, je dirais que mon séjour au Koweït, entre la fin de 1996 et la fin de 2001, a été pour moi une opportunité exceptionnelle, marquant ma vie professionnelle et personnelle.
J’ai eu la chance d’être nommé dans ce pays frère, dont je ne connaissais à l’époque que les préjugés véhiculés par certains milieux marocains, évoquant l’entêtement de son peuple et l’avarice de ses responsables.
Question : Cette impression s’est-elle confirmée au cours de votre séjour là-bas ?
Réponse : Dès les premiers mois que j’ai passés dans ce cher pays, j’ai constaté l’inexactitude de cette perception erronée, fondée sur des soupçons sans lien avec la réalité. Dès la présentation de mes lettres de créance à Son Altesse l’Émir, Sheikh Jaber, et grâce à mes nombreuses visites aux diwaniyas, notamment durant le mois de Ramadan, j’ai réalisé que ce peuple fier mérite tout le respect et qu’il éprouve un amour sincère pour le Maroc et en particulier pour feu Sa Majesté le Roi Hassan II.
Question : c est quoi les diwaniyas ?
Réponse : Les diwaniyas sont une tradition unique qui caractérise la vie sociale au Koweït. Elles m’ont beaucoup interesse i car elles correspondent à ma propre conception des relations sociales, basées sur l’ouverture aux autres sans distinction, sans contraintes ni protocole. Ce sont des visites à des rencontres ouvertes, organisées par des personalitees des milieux politiques economiques culturels de la societe civile à des moments prédefinis, sans invitation ni conditions préalables, permettant à quiconque de rendre visite au maître de la diwaniya, même s’il n’est ni un proche ni une meme connaissance, exactement comme j’ai toujours préféré recevoir mes amis et ceux qu’ils amènent avec eux, à porte ouverte et sans formalités.
C’est pourquoi je me suis retrouvé en parfaite harmonie avec une atmosphère qui me permettait de visiter quotidiennement plusieurs diwaniyas et d’interagir avec des dizaines de personnalités politiques et de membres de la société civile, que je rencontrais fréquemment lors de ces visites ouvertes.
Question : Outre le système des diwaniyas, quelles sont, selon vous, les principales caractéristiques qui distinguent l’État du Koweït ?
Réponse : Tout d’abord et avant tout, la « liberté ». Liberté de l’individu et liberté d’expression. Il existe, par exemple, une liberté de la presse quasi absolue, qui n’a pas d’égale dans aucun autre pays arabe, et il y a une liberté du citoyen en général, dans un climat où la loi est respectée de manière plus rigoureuse par rapport à ce qui prévaut dans la région du Golfe, voire dans le monde arabe et islamique.
Deuxièmement, l’existence d’un système juridique émanant d’un véritable parlement, élu en toute transparence , dans le cadre d’une constitution qui n’est pas octroyée par le dirigeant, comme c’est le cas dans la plupart de nos pays arabes et islamiques. C’est une constitution qui a été adoptée par consensus entre la famille régnante, la famille Al-Sabah, et les grandes familles de l’époque, au début des années 1960, c’est-à-dire ce que l’on appelle aujourd’hui les représentants de la société civile, et elle a été respectée de manière significative par les deux parties, sans en altérer le contenu ni les dispositions, pendant plus de cinquante ans.
Troisièmement, une cohabitation remarquable entre les composantes de la société koweïtienne, malgré leur diversité religieuse et sociale. Selon moi, il s’agit d’une société homogène qui mérite d’être le modèle exemplaire pour les pays de la région, car elle prouve qu’il n’y a aucun danger pour ces sociétés du Golfe povant provenir de leurs citoyens chiites par exemple, si l’esprit de liberté y règne et si les spécificités individuelles et la diversité des composantes de ces sociétés sont respectées.
Quatrièmement, un respect notable de la séparation des pouvoirs. Le Parlement, ou Majlis Al-Umma, fonctionne librement, surveillant le gouvernement dans les moindres détails, bien plus qu’il ne légifère. Le système judiciaire jouit d’un haut degré de liberté. Quant au pouvoir exécutif, il est strictement encadré par les dispositions de la constitution, qui donne par exemple aux députés de la nation le droit de choisir le chef de l’État dans un système émiral, le Majlis Al-Umma étant habilité à choisir le prince héritier de la famille régnante, c’est-à-dire le futur dirigeant de l’État. C’est un privilège dont ne dispose aucun parlement dans aucun pays arabe ou islamique ayant un système monarchique ou émiral.
De plus, tout membre du Majlis Al-Umma peut interpeller tout ministre sur n’importe quel sujet, à la manière d’un procès parlementaire, où le ministre est démis de ses fonctions s’il ne parvient pas à convaincre la majorité des députés de la pertinence de ses réponses sur le sujet en question.
C’est là que réside la grandeur de cet équilibre réel et effectif entre les pouvoirs. Autant il est permis au pouvoir exécutif de gerer les immenses ressources financières de l’État dans le cadre du budget convenu entre les deux parties, autant il est possible pour les députés de la nation, en groupe ou individuellement, de surveiller réellement et de contrôler strictement les membres du gouvernement, même s’ils appartiennent à la famille régnante.
Cinquièmement, ce qui m’a impressionné positivement, contrairement à ce que j’avais entendu sur l’avarice des Koweïtiens par rapport aux autres peuples de la région, c’est le contrôle et la réglementation de l’intervention de l’État à tous les niveaux dans la gestion des affaires financières, dans un cadre légal strict, sous la surveillance rigoureuse du Parlement.
Ce que certains qualifient d’avarice koweïtienne est en réalité un phénomène louable et évolué, qui encadre l’intervention de l’État dans un cadre légal écrit, qui ne permet même pas à Son Altesse l’Émir de disposer des ressources financières de l’État selon son bon vouloir, comme c’est le cas dans la plupart des pays arabes, en particulier dans les États du Golfe riches en pétrole. Si le temps le permettait, je vous donnerais des exemples concrets que j’ai moi-même observés sur place, qui confirment la véracité de ce que je viens de dire.
C’est pourquoi l’État du Koweït se trouve généralement en tête des classements mondiaux des pays arabes et islamiques dans divers domaines sociaux et organisationnels, notamment en matière de démocratie et de droits de l’homme.
Évidemment, comme tout système conçu par l’homme, il a ses lacunes et présente des failles. Mais ce ne sont que des imperfections mineures, qui restent acceptables face aux points forts que j’ai mentionnés ci-dessus. La société koweïtienne, malgré sa modernité, reste marquée par un certain tribalisme, qui conduit parfois à des abus et à du favoritisme, difficiles à contrôler sans affecter les équilibres nécessaires à la stabilité recherchée.
Question : Ce que vous avez décrit n’est pas connu du grand public, ni même de la plupart des responsables et intellectuels de notre pays, et peut-être même dans la plupart des autres pays, concernant ce pays frère. Pouvez-vous maintenant nous parler des relations maroco-koweïtiennes ? Comment étaient-elles gérées sous le règne de Hassan II et quelles sont les perspectives sous le règne de Mohammed VI ?
Réponse : Sans entrer dans les détails, je vais essayer de résumer la situation que j’ai trouvée à mon arrivée, où il y avait un malentendu entre les deux parties dans le domaine des investissements. J’ai réussi, dès les premiers mois, à clarifier la situation, notamment du côté marocain, ce qui a conduit à la reprise des investissements koweïtiens au Maroc, qui avaient été interrompus pendant près de vingt ans en raison de raisons juridiques, et non politiques, comme le pensaient certains hauts responsables marocains.
Aujourd’hui, les investissements koweïtiens au Maroc ont atteint, grâce à Dieu, des niveaux élevés, au bénéfice des deux parties.
Quant aux relations politiques, elles ont connu un bond qualitatif remarquable au début des années 1990, grâce aux positions solidaires exprimées par Sa Majesté Hassan II envers l’État du Koweït, son gouvernement et son peuple, à la suite de l’invasion irakienne.
Je vais ici révéler pour la première fois ce que j’ai entendu de la bouche de Son Altesse cheikh Sabah Al-Ahmad ministre des Affaires étrangères pour discuter d’un sujet concernant le Maroc. Il m’a dit : « Faites savoir à Sa Majesté le Roi que ses désirs sont des ordres pour moi, et que s’il me demandait de lui donner cet œil, je lui donnerais les deux. » Puis il a ajouté : « Mes paroles reflètent la réalité et ne sont pas de la flatterie ou des mots creux, comme on pourrait le dire dans certains milieux. » Il a conclu : « Faites savoir à Sa Majesté que ma position dans ce dossier ne changera jamais tant que je serai au pouvoir. »
Question : Quelles ont été les conséquences de cette position positive sur le plan politique et économique ?
Réponse : Politiquement, Son Altesse a œuvré pour soutenir les positions marocaines dans divers domaines, notamment dans le dossier de l’intégrité territoriale. Par exemple, il n’a pas hésité à annuler une réunion du comité préparatoire pour la coopération arabo-africaine, qui devait se tenir au Koweït, dès que je lui ai fait part du désir de Sa Majesté le Roi d’annuler cette réunion en raison de son lien avec notre intégrité territoriale.
Sur le plan économique, l’État du Koweït a fait don au Maroc, en 1999, d’environ deux cents millions de dollars pour financer plusieurs projets sociaux et de développement, dont la construction d’universités dans plusieurs villes marocaines. Ce montant représentait les intérêts accumulés sur un dépôt que le Maroc n’avait pas pu rembourser pendant près de vingt ans.
De plus, l’État du Koweït a accepté notre proposition d’investir le capital du dépôt, d’une valeur de plus de deux cents millions de dollars, au Maroc, plutôt que de le rapatrier en devises étrangères.
Dès que cette solution a été trouvée pour la situation du dépôt, l’Autorité générale pour l’investissement, en tant qu’organisme chargé d’investir les ressources financières de l’État, a pu réaliser de nouveaux investissements au Maroc après une rupture de près de vingt ans, comme je l’ai mentionné, et créer un nouveau fonds d’investissement dans lequel d’importants montants financiers ont été injectés.
Question : Votre interaction positive avec cette société koweïtienne a donc contribué à renforcer les relations avec ce pays frère ?
Réponse : Je n’ai jamais vécu une telle harmonie avec une société dans laquelle j’ai vécu, ayant passé de nombreuses années dans différents pays, autant que je me suis senti en phase avec les frères koweïtiens et autant que j’ai échangé sincérité et respect avec leurs dirigeants.
Je me suis retrouvé dans ce pays hospitalier à vivre dans une société jouissant de la liberté d’exprimer son opinion, de choisir ses représentants et de surveiller ses dirigeants dans les limites de la loi convenue, avec bien sûr quelques abus, comme je l’ai mentionné, commis par certains individus et qui sont difficiles à éviter.
Je peux donc résumer les relations maroco-koweïtiennes telles que je les ai observées à cette époque, c’est-à-dire à la fin des années 1990, par une pleine entente au niveau des dirigeants et un malentendu injustifié au niveau des gestionnaires des affaires publiques et des élites, notamment du côté marocain.
Je témoigne donc que ce que j’ai observé tout au long de mon séjour au Koweït, à la fin du règne de Hassan II et au début de celui de Mohammed VI, confirme l’amour sincère que le peuple koweïtien et ses dirigeants éprouvent pour leurs frères marocains
DRISS kETTANI.
Rabat, le 12 septembre 2019.