Comment « la Dame » est venue au Maroc – Idriss El Kettani – Revue Zamane – Mars 2018

L’histoire de la venue de la Dame Umm Kulthum au Maroc

Idriss El Kettani, Ingénieur principal et ancien ambassadeur

En ce mois de l’année 2018 (mars), cela fait cinquante ans que la célèbre chanteuse égyptienne Umm Kulthum est venue au Maroc, où ses trois concerts ont été parmi les plus réussis de sa carrière, aussi bien en Égypte qu’à l’étranger.

Ce qui m’a poussé aujourd’hui à révéler ce qui s’est passé lors de l’organisation de cette visite, c’est une rencontre récente, lors d’un événement familial, avec un ancien ami, Abdelatif Zayat, que j’avais connu au Caire à la fin des années 1960. Il m’a rappelé notre présence au concert d’Umm Kulthum au Caire en septembre 1969, et la conversation que nous avons eue à propos de l’histoire de sa venue au Maroc. Je lui avais raconté comment j’avais été à l’origine de l’idée d’organiser cette visite, comment j’avais suggéré la date de son arrivée, le lieu de ses concerts, le nombre de spectacles, les prix des billets, et plus encore, comment j’avais sélectionné les six chansons qu’elle a effectivement chantées.

Bien sûr, tout cela peut sembler difficile à croire, à tel point que j’avais tendance à éviter d’en parler, même à mes proches.

Devant la surprise des personnes présentes, M. Zayat m’a pressé de confirmer la véracité de cette histoire et de travailler à publier ses détails, d’autant plus que le cinquantenaire de cette visite approche à grands pas.

C’est pourquoi je profite de cet anniversaire pour consigner ce qui s’est passé pour l’histoire.

En septembre 1967, alors que j’avais environ vingt-cinq ans, je me rendais en Grèce pour assister à une conférence en tant que membre d’une délégation marocaine, étant à l’époque ingénieur d’études au ministère de l’Industrie. Il n’y avait pas de vols directs entre Casablanca et Athènes, j’ai donc dû passer par Paris et y passer la nuit. Avant de me rendre à l’aéroport d’Orly pour continuer mon voyage, j’ai rencontré le regretté Taieb Ben Aich au Café de la Paix, accompagné de M. Fernand Lumbroso, que j’avais déjà rencontré au Maroc lors de ses visites répétées.

M. Lumbroso, juif d’origine, de nationalité française, né à Alexandrie en Égypte, dirigeait l’une des plus grandes entreprises d’organisation de spectacles en France, qui portait son nom (Spectacle Lumbroso). Chaque fois que je passais par Paris, il me donnait des billets gratuits pour assister à des concerts, des spectacles ou des pièces de théâtre.

Il est intéressant de noter que lors d’une visite à la médina de Rabat en 1966, en compagnie de M. Lumbroso, nous avons entendu une des chansons d’Umm Kulthum dans un bar. Cette expérience a suscité une conversation entre nous sur “la Dame”, et il a pu constater ma passion pour ses chansons, que je connaissais par cœur.

Alors que j’étais sur le point de le quitter au café à Paris, M. Lumbroso m’a surpris en me disant : « Idriss, toi qui adores Umm Kulthum, j’ai une bonne nouvelle pour toi : la Dame viendra à Paris avant la fin de cette année pour chanter à l’Olympia, qui est dirigé par un de mes amis. » J’ai réagi en disant : « C’est impossible, car cela ne fait que quelques mois depuis la Naksa (Juin 1967), comment pourrait-elle penser à chanter ? » Il m’a répondu que c’était vrai, elle avait signé un contrat pour chanter avant la guerre, et bien qu’elle ait cessé de chanter après la défaite, elle était obligée de respecter le contrat, faute de quoi elle devrait payer une amende. Elle a donc décidé de respecter le contrat tout en affectant tous les revenus de ce concert aux œuvres sociales de l’armée égyptienne. Il ajouta : « De toute façon, je t’ai déjà réservé une place pour assister à ce concert programmé pour novembre 1967. »

J’étais ravi d’entendre cette nouvelle, mais je n’ai pas osé lui dire que je n’avais pas les moyens de payer le billet d’avion, qui était très cher à l’époque par rapport à mon salaire mensuel, qui ne dépassait pas les mille dirhams.

Comment pourrais-je alors réaliser mon rêve de voir Umm Kulthum ? Assister à ce concert était pour moi une opportunité unique dans une vie, tout comme pour la plupart des Marocains.

Une idée audacieuse m’est venue à l’esprit, et je l’ai proposée spontanément. J’ai dit à M. Lumbroso : « Pourquoi ne pas organiser des concerts pour elle au Maroc ? »

À ma grande surprise, il a répondu rapidement : « Je n’y ai jamais pensé pour une raison simple : ce n’est pas rentable, en raison du faible pouvoir d’achat des Marocains et du coût élevé du contrat et des frais de transport et d’hébergement de l’orchestre énorme qu’Umm Kulthum insiste pour emmener avec elle. »

Je me suis alors mis à le convaincre du contraire. Je lui ai dit : « Je pense que le Théâtre Mohammed V à Rabat a environ deux mille places, et même si le prix moyen des billets est inférieur à celui de l’Olympia, cela pourrait être compensé en organisant trois concerts en une semaine au lieu d’un ou deux. Cela porterait le nombre de billets à environ six mille. Si l’on fixe un prix moyen de 150 dirhams par billet, les revenus pourraient ne pas être très différents de ceux de l’Olympia. » Mon désir de le convaincre m’a conduit à imaginer des détails auxquels je n’avais jamais pensé auparavant. Après avoir fait quelques calculs sur la base des chiffres que j’avais proposés et en tenant compte du contrat signé par Umm Kulthum avec son ami Bruno Coquatrix, M. Lumbroso a commencé à changer d’avis, d’autant plus que je lui ai assuré que, bien que les prix des billets soient élevés par rapport au pouvoir d’achat de nombreux Marocains, leur amour pour Umm Kulthum les pousserait à vendre leurs biens s’il le fallait pour assister à ses concerts.

Alors que je m’apprêtais à partir, M. Lumbroso m’a demandé : « Quand retournes-tu au Maroc ? » Je lui ai répondu : « Dans une semaine. » Il m’a alors dit : « Parle de cette idée à Ali et restons en contact. »

Le « Ali » dont il parlait était Ali Ben Aich, le frère de Taieb Ben Aich, que j’avais rencontré grâce à lui et qui travaillait avec M. Lumbroso dans son entreprise à Paris.

Les regrettés Ali et Taieb Ben Aich étaient les fils du fqih Mohammed Ben Aich, chambellan du roi Mohammed V et du roi Hassan II, décédé en octobre 1966, moins d’un an avant cette rencontre. Il avait été remplacé à ce poste par son fils Ali, qui était très proche du roi Hassan II et avec qui j’entretenais une relation amicale et familiale de longue date.

Dès mon retour au Maroc, lors d’une conversation avec le chambellan Ali Ben Aich, je lui ai raconté ce qui avait été discuté entre M. Lumbroso et moi au sujet d’Umm Kulthum. Je m’attendais à ce que ce sujet ne l’intéresse pas, mais j’ai été surpris par sa réaction. Dès qu’il a entendu parler de l’idée et des détails que j’avais suggérés à M. Lumbroso, il a immédiatement contacté Ahmed Senoussi, alors ministre de l’Information, pour lui annoncer la bonne nouvelle de la venue d’Umm Kulthum au Maroc. Après avoir raccroché, il m’a informé que le ministre avait donné son accord administratif et qu’il informerait le roi de cette bonne nouvelle dès qu’une date serait fixée pour sa venue.

Ainsi, en quelques minutes, l’accord administratif a été donné, comme si nous avions déjà reçu l’accord d’Umm Kulthum pour venir au Maroc, alors que tout cela n’était encore qu’une simple idée. Ma surprise a encore grandi lorsque j’ai entendu le chambellan appeler l’ambassadeur d’Égypte à Rabat pour lui annoncer la bonne nouvelle. Une fois l’appel terminé, il m’a dit : « L’ambassadeur t’attend demain pour obtenir plus d’informations sur la visite, il m’a demandé si cette société avait un représentant au Maroc et j’ai dit oui, pour gagner du temps. » Je lui ai répondu : « Je ne connais rien à propos de la société Lumbroso et je ne suis pas autorisé à parler en son nom. » Il m’a répondu : « Tout ce que tu as à faire, c’est de lui donner n’importe quelle réponse à ses questions, car son intervention ne sera que formelle. »

Je ne pouvais pas refuser, surtout étant donné que j’étais l’initiateur de l’idée et celui qui désirait le plus voir ce rêve se réaliser, et assister à Umm Kulthum chanter en direct devant mes yeux.

Le lendemain, je me suis retrouvé dans le bureau de l’ambassadeur, Hassan Fahmy Abdel Meguid, accompagné de mon cousin Mohammed Al-Muntasir Lebbar, qui m’avait accompagné parce que je n’avais pas de moyen de transport. L’ambassadeur était assis derrière son bureau

, notant chaque réponse mot à mot, contrairement à ce à quoi je m’attendais. Il m’a demandé : « Quelle est cette société ? » Je lui ai répondu que son propriétaire était un juif français né à Alexandrie et qu’il avait un lien direct avec le bureau d’Umm Kulthum.

Il m’a ensuite demandé la date de la visite, et j’ai improvisé une réponse, bien que je savais qu’Umm Kulthum serait celle qui fixerait la date en fonction de son agenda, si toutefois elle acceptait de venir. Mais pour lui donner l’impression que le projet avait été bien étudié et que ce n’était pas une simple idée, j’ai décidé d’improviser des réponses précises, en tenant compte de l’indication du chambellan selon laquelle cette réunion ne serait que formelle. J’ai répondu : « Nous proposons début mars de l’année prochaine, car le climat est à cette période très agréable. » L’ambassadeur a réagi avec enthousiasme : « Excellent, excellent, surtout que cela coïncide avec les fêtes nationales. » Il a ajouté : « Il vaudrait donc mieux que la visite ait lieu le 3 mars, pour coïncider avec la Fête du Trône, ce qui réjouira sans aucun doute Sa Majesté. » J’ai remarqué que l’ambassadeur, qui semblait très enthousiaste à l’idée, voyait probablement dans cet événement une occasion de réchauffer les relations entre son pays et le Maroc, qui avaient connu beaucoup de tensions après la guerre des sables avec l’Algérie en octobre 1963.

Il m’a ensuite demandé : « Où chantera-t-elle ? » J’ai répondu sans hésitation, en fonction de ce que j’avais déjà suggéré à M. Lumbroso : « Au Théâtre Mohammed V à Rabat. » « Et dans quelles autres villes ? » J’ai répondu que la société tenait à minimiser les coûts de déplacement, donc elle organiserait trois concerts au même endroit pour limiter les frais de séjour à dix jours. « Donc, elle ne chantera pas à Casablanca, Fès ou Marrakech ? » J’ai répondu qu’il n’était pas nécessaire de le faire, car les admirateurs d’Umm Kulthum au Maroc sont plus nombreux qu’on ne peut l’imaginer, et qu’ils viendront de tout le pays pour l’écouter.

« Et combien coûteront les billets ? » J’ai répondu, encore une fois en fonction de ce que j’avais discuté avec M. Lumbroso : « Il y aura trois catégories de prix, avec un prix moyen de 150 dirhams, les prix allant de tant à tant en fonction du nombre de places disponibles dans chaque catégorie. »

Après ces questions d’organisation auxquelles j’ai répondu sans difficulté, il m’a surpris avec une question inattendue : « Et quelles chansons va-t-elle chanter ? » Ma première réaction a été de penser à rappeler à l’ambassadeur ce que je savais des magazines égyptiens que je lisais régulièrement, à savoir qu’Umm Kulthum choisissait elle-même les chansons qu’elle allait interpréter et qu’elle tenait ce choix secret jusqu’au dernier moment. Mais pour ne pas donner l’impression à l’ambassadeur qu’il n’était pas informé sur ce sujet, et étant donné que cette discussion était de toute façon formelle, j’ai décidé de lui proposer six chansons qui me sont venues à l’esprit à ce moment-là, pour des raisons que je pourrais expliquer plus tard. J’ai donc dit : « Amal Hayati, Al-Atlal, Fat Al-Mi’ad, Fakkaruni, Rubaiyat Al-Khayyam, Al-Hawa Ghallab. »

Je me souviens encore, et mon cousin Al-Muntasir Lebbar qui m’accompagnait peut en témoigner, que lorsque j’ai proposé la chanson « Al-Hawa Ghallab », l’ambassadeur a cessé d’écrire et s’est levé de son siège. Il s’est approché de moi pour m’embrasser le front, en disant avec étonnement : « Vous connaissez cette chanson ici ? Je ne l’ai jamais entendue depuis que je suis au Maroc. » Je lui ai répondu : « Je suis un grand admirateur d’Umm Kulthum, et je connais par cœur les paroles de ses chansons depuis des années. Cette chanson est écrite par Bayram Al-Tunisi et composée par le musicien Sheikh Zakaria Ahmed. » Il a répondu : « Mon fils, cette chanson est une pure merveille, mais elle n’est pas largement diffusée, même en Égypte. »

Plusieurs semaines après cette rencontre, lors d’une réunion avec un groupe d’amis qui étaient en contact régulier avec le chambellan, celui-ci m’a informé de l’évolution de cette idée, que je n’avais pas pu suivre. À l’époque, il était presque impossible d’appeler Paris en raison du coût élevé des appels téléphoniques.

Le chambellan m’a dit : « Tout a changé suite aux ordres de Sa Majesté le Roi. » Lorsque le ministre de l’Information Ahmed Senoussi a informé le roi de la venue prochaine d’Umm Kulthum au Maroc, et que c’était une société française qui organiserait ces concerts, le roi a répondu qu’il était inconcevable de faire appel à une société étrangère pour organiser un événement que nous pouvions organiser nous-mêmes.

Ainsi, à la demande du ministère de l’Information, et dans des circonstances que j’ignore, le nom du contractant a finalement été changé, et il a été demandé à M. Lumbroso de se retirer, peut-être en échange d’une compensation.

C’est ainsi que je me suis retrouvé éloigné des détails restants de cette opération en raison de ce changement soudain d’organisateur.

À l’époque, je n’étais pas informé du montant du contrat auquel M. Lumbroso avait accepté après avoir échangé des propositions avec les représentants d’Umm Kulthum, mais j’ai appris de M. Ali Ben Aich qu’un montant équivalent avait été ajouté en dehors du contrat, car ce dernier ne comprenait pas la diffusion télévisée, ce qui a permis aux Marocains de voir Umm Kulthum chanter en direct au Théâtre Mohammed V.

Étrangement, le destin a voulu que je ne puisse pas assister au premier concert, que j’ai suivi à la télévision chez mon oncle, car j’avais appris trop tard que je ne pouvais pas accompagner le chambellan pour des raisons de sécurité, et je n’avais pas réussi à acheter un billet même au marché noir. Heureusement, mon oncle, le regretté Hafid Lebbar, avait plusieurs billets et m’en a donné deux pour les deux concerts restants.

J’ai été impressionné et étonné en regardant le premier concert à la télévision de voir qu’Umm Kulthum avait chanté « Amal Hayati » et « Al-Atlal », comme je l’avais suggéré à l’ambassadeur égyptien. J’ai pensé que c’était peut-être une coïncidence, car ces deux chansons étaient alors extrêmement populaires.

Mais ma surprise a été grande lorsque j’ai assisté aux deux concerts restants, où elle a chanté « Fat Al-Mi’ad » et a repris « Al-Atlal » lors du deuxième concert, et a chanté « Rubaiyat Al-Khayyam » et « Al-Hawa Ghallab » lors du troisième concert. J’ai alors conclu que le rapport que l’ambassadeur avait envoyé à son pays avait été pris en compte. Cette conviction a été confirmée lorsque je l’ai rencontré par hasard lors du troisième concert pendant l’entracte, où il m’a dit : « Félicitations, la Dame va chanter ta chanson. » Et c’est effectivement ce qui s’est passé.

En retournant dans la salle, l’orchestre a commencé à jouer « Al-Hawa Ghallab », et la réaction du public a été très enthousiaste, bien plus que lors de l’interprétation de « Fat Al-Mi’ad » ou même de « Rubaiyat Al-Khayyam ». Au lieu de chanter cette chanson en environ trente ou quarante minutes pour ensuite interpréter « Fakkaruni », Umm Kulthum, emportée par l’enthousiasme du public, a continué à chanter et à improviser, s’abandonnant totalement à la musique et aux paroles, répétant « Ya qalbi ah el-hob warah ashjan wa alam, andam wa atoub wa ala el-maktoub mayfish nadam », portant la durée de la chanson à près d’une heure et quart.

Évidemment, Umm Kulthum n’a chanté qu’à Rabat dans le cadre du contrat, et lorsqu’elle a chanté à Marrakech au Casino de Saadi, c’était lors d’un concert privé pour la cour royale, en réponse à l’invitation du roi.

Quant à l’histoire de son refus de chanter « Fakkaruni » lors du deuxième concert, préférant reprendre « Al-Atlal », j’ai appris plus tard du chambellan que c’était à la demande du prince Moulay Abdellah, qui l’avait implorée avec insistance, quelques minutes avant d’entrer sur scène, de répéter « Al-Atlal ». Elle avait promis de le faire sans répéter les couplets, ayant déjà chanté cette chanson quatre jours auparavant sur la même scène, afin de pouvoir ensuite chanter « Fakkaruni ». Cependant, une fois de plus, l’enthousiasme du public et son insistance l’ont amenée à interpréter la chanson avec encore plus d’improvisation et d’émotion que lors du premier concert.

Malheureusement, aucune des archives de la télévision marocaine depuis les années 1970 ni aucune autre institution